Revue d'Evidence-Based Medicine



Que peuvent apprendre les médecins généralistes belges d’une étude observationnelle allemande concernant le traitement des membres de leur propre famille ?



Minerva 2022 Volume 21 Numéro 8 Page 177 - 180

Professions de santé

Médecin généraliste

Analyse de
Mücke NA, Schmidt A, Kersting C, et al. General practitioners treating their own family members: a cross-sectional survey in Germany. BMC Prim Care 2022;23:23. DOI: 10.1186/s12875-022-01631-z


Question clinique
Les médecins généralistes allemands traitent-ils les membres de leur propre famille, et quelles sont les raisons les plus fréquentes de le faire ou de ne pas le faire ?


Conclusion
Cette étude observationnelle allemande, qui a été correctement menée, avec un possible biais de sélection, montre que la plupart des médecins généralistes effectuent des actes médicaux pour les membres de leur famille et le plus souvent en dehors de la routine professionnelle habituelle. Il serait utile que davantage de recherches sur ce sujet soient menées dans le contexte belge. Outre l’enregistrement de données quantitatives, il convient ici de prêter attention aux conséquences médicales et à l’impact émotionnel du traitement des proches par le médecin (généraliste).


Contexte

En Allemagne comme en Belgique, il n’est pas interdit aux médecins généralistes de traiter les membres de leur propre famille, mais il n’existe ni base juridique ni guide professionnel à ce sujet. Indépendamment des honoraires perçus, la mutuelle de santé prévoit un remboursement régulier des prestations effectuées. D’autres pays sont moins permissifs en ce qui concerne la prise en charge des membres de la famille. Par exemple, le code d’éthique médicale aux États-Unis (1) recommande explicitement de ne pas traiter les membres de la famille. Le Conseil médical australien recommande également d’administrer le moins possible de soins médicaux aux personnes avec lesquelles il existe une relation personnelle étroite (2). On retrouve des points de vue et des recommandations similaires au Royaume-Uni, au Canada, en Norvège et aux Pays-Bas. Une exception est néanmoins toujours prévue pour une assistance en urgence. Étant donné que les contextes de soins de santé belges et allemands sont comparables et que ce sujet n’a jamais été abordé dans Minerva auparavant, nous avons décidé de sélectionner une étude allemande récente sur ce thème (3).

 

Résumé

Population étudiée

  • 1000 médecins généralistes enregistrés dans la région allemande de la Rhénanie du Nord, stratifiés par sexe et par lieu d’exercice, dans le but d’inclure autant d’hommes que de femmes et un nombre égal de médecins généralistes des zones rurales et des zones urbaines
  • exclusion des médecins généralistes travaillant dans le domaine des soins hospitaliers ou des soins ambulatoires spécialisés ainsi que des médecins généralistes effectuant un travail purement psychothérapeutique ; les 40 cabinets participant à la phase pilote de l’étude ont également été exclus.

 

Protocole de l’étude

Étude observationnelle transversale

  • les médecins généralistes ont reçu par courrier les documents de l’étude, composés d’informations écrites, d’une enveloppe timbrée et d’un questionnaire
  • le questionnaire de 7 pages comprenait 87 items, notamment la fréquence, le contenu, le lieu et l’enregistrement du traitement des proches au cours des 12 derniers mois ; les caractéristiques sociodémographiques des médecins généralistes ; les avantages et les inconvénients du traitement des proches avec une échelle de Likert (de 0 = jamais avantageux/désavantageux à 5 = très souvent avantageux/désavantageux) et la possibilité de texte libre ; champ de texte libre pour des commentaires supplémentaires
  • la différence entre les patients enregistrés et les patients non enregistrés, en termes de traitement des membres de la famille, a été examinée à l’aide du test du khi-carré de Pearson
  • outre les statistiques descriptives, des analyses de régression linéaire univariées et multivariées ont également été effectuées pour déterminer quelles variables influencent le fait que les membres de la famille reçoivent ou non un traitement.

 

Résultats

  • le taux de réponse était de 39,8%, à savoir 393 médecins généralistes âgés en moyenne de 54,7 ans (écart-type 8,8), 51,4% étant de sexe féminin, actifs depuis 19 ans en moyenne, et 47,3% travaillant dans une zone urbaine
  • au cours des 12 derniers mois, 96,7% des médecins généralistes ont traité au moins un membre de leur famille ; 83,7% étaient des médecins généralistes permanents pour au moins un membre de leur famille ; 75,3% des conjoints et 77,8% des enfants des médecins généralistes étaient enregistrés comme patients dans le cabinet ; pour les parents et beaux-parents des médecins généralistes, le pourcentage était plus faible (respectivement 43,1% et 28%)
  • à l’exception des soins de plaies, des vaccinations et des autres injections, tous les actes médicaux répertoriés (recommandation/fourniture/prescription de médicaments (acte médical le plus fréquemment mentionné), examen clinique, examens techniques, demandes de laboratoire, orientation vers un spécialiste ou un hôpital, fourniture de certificats médicaux, attestations de maladie, rapports de santé) ont eu lieu plus souvent, et ce de manière statistiquement significative, chez les membres de la famille enregistrés dans le cabinet que chez les membres de la famille non enregistrés ; la prestation de soins palliatifs était rarement mentionnée
  • les membres de la famille non enregistrés étaient principalement traités en dehors du cabinet (75,5% à 80%), et seulement dans la moitié des cas (53,1% à 65,9%) l’acte médical était enregistré dans le dossier ; les membres de la famille enregistrés étaient également traités en dehors du cabinet dans 20% à 35,6% des cas, et les actes médicaux n’étaient souvent pas enregistrés (12,5% chez le conjoint et 16,8% chez les enfants)
  • les analyses de régression linéaire univariées ont montré que le traitement médical du conjoint et des beaux-parents était plus fréquent chez les médecins généralistes de sexe masculin ; les enfants de familles traditionnelles étaient traités plus fréquemment que les enfants de familles recomposées ; le traitement des propres parents était également légèrement plus fréquent lorsque l’expérience médicale du médecin généraliste s’allongeait.
  • l’analyse de régression multiple a révélé trois prédicteurs indépendants qui influencent la fréquence du traitement des membres de la famille positivement (sexe masculin, âge plus élevé) et négativement (zone urbaine)
  • la raison la plus fréquente pour traiter les membres de la famille et du ménage était les avantages pratiques (y compris la réduction du temps d’attente), la grande confiance des membres de la famille et du ménage dans les compétences médicales du généraliste, une maladie bénigne, l’attente des membres de la famille que le généraliste soit disponible et mieux informé de la situation individuelle, l’urgence, le deuxième avis, le fait d’être en voyage ensemble ; les principales raisons pour lesquelles les membres de la famille préféraient un autre médecin étaient les suivantes : un traitement en dehors de la routine du généraliste, la plus grande difficulté à être objectif et une maladie très grave.

 

Conclusion des auteurs

Presque tous les médecins généralistes sont impliqués dans les soins médicaux des membres de leur famille, ce qui rend ce sujet très pertinent. Le fait que les actes médicaux se déroulent principalement au domicile de la personne et que peu de choses soient consignées dans le dossier du patient est risqué car ce sont des écarts par rapport à la routine professionnelle.

 

Financement de l’étude

Le financement de l'accès libre est organisé par Projekt DEA ; cette recherche n'a bénéficié d'aucune subvention spécifique d'un organisme de financement du secteur public, commercial ou sans but lucratif.

 

Conflits d'intérêts des auteurs

Les auteurs déclarent qu'ils n'ont pas de conflits d'intérêts.

 

Discussion

Considérations sur la méthodologie

La sélection des participants pour cette étude transversale a été correctement effectuée. En stratifiant en fonction de l’âge et du lieu d’exercice, les auteurs ont tenté d’obtenir un échantillon plus équilibré. Cependant, les pratiques urbaines sont restées sous-représentées dans l’échantillon réel (47,3%) par rapport à la moyenne nationale allemande (60%). En outre, les autres causes de biais de sélection n’ont pas été exclues. Comme aucune incitation n’a été fournie, il est possible que les médecins généralistes motivés et ceux qui ont une aversion pour le traitement des membres de la famille soient surreprésentés. D’autre part, les médecins généralistes sans famille ou vivant loin de leur famille peuvent être sous-représentés. Enfin, l’origine ethnique des participants n’a pas été demandée, alors qu’elle peut également avoir un impact sur la relation de soins avec les proches.

Le questionnaire a été préparé en plusieurs étapes : analyse systématique de la littérature ; groupes de discussion et entretiens avec des médecins généralistes pour identifier les sujets pertinents ; avis d’experts sur les sujets trouvés. Une version finale du projet a ensuite été testée dans le cadre d’une étude pilote, puis adaptée jusqu’à l’obtention d’un questionnaire final à 87 items. Les médecins généralistes qui ont participé à l’étude pilote ont été exclus de l’étude proprement dite. Le questionnaire, très étendu, a pu conduire à des erreurs de type I dues à des tests multiples. Pour éviter cela, les chercheurs auraient pu abaisser la valeur seuil de la signification statistique de p < 0,05 à p < 0,01. Nous notons cependant que la plupart des résultats avaient une valeur p < 0,001.

Les chercheurs visaient un taux de réponse d’au moins 30% et ont donc invité 1 000 médecins généralistes pour qu’au moins 300 questionnaires soient renvoyés. Le taux de réponse cible a été largement atteint, et le rappel écrit prévu en cas de taux de réponse < 20% après 10 jours n’a donc pas été nécessaire.

 

Discussion des résultats

Malgré le taux de réponse élevé, la question reste de savoir si les résultats peuvent être extrapolés à tous les médecins généralistes en Allemagne et à l’étranger. Comme le recrutement des participants se basait sur un registre de soins de première ligne, 47 pédiatres (12%), apparemment enregistrés comme médecins de soins de première ligne, ont également été inclus. Presque tous les généralistes avaient effectué un acte médical sur un membre de leur famille au cours de l’année écoulée, généralement un examen clinique ou la délivrance de médicaments. Il est à noter que même les membres de la famille « inscrits » étaient également traités en dehors du cabinet sans que cela soit noté dans le dossier médical. Cela peut indiquer un écart (important) par rapport à la routine professionnelle. Les résultats sont similaires à ceux d’études antérieures (4,5) mais on ne sait pas vraiment si les généralistes belges traitent leurs proches aussi massivement que dans cette région d’Allemagne ou dans d’autres pays. Une récente thèse de maîtrise en médecine générale dans une ancienne commune d’Anvers (mars 2018-janvier 2019) a révélé que seulement 1 généraliste sur 14 estimait que le traitement des proches n’était pas approprié (6).

Lorsqu’ils sont confrontés à la maladie de membres de leur famille ou de leur ménage, les médecins sont souvent confrontés à des conflits personnels et à des attentes professionnelles spécifiques (7). Ces éléments sont peu étudiés en profondeur dans cette étude. Une récente étude néerlandaise (8) a cherché, par le biais de groupes de discussion, à identifier les éléments de complexité qu’une telle demande de soins entraîne pour le médecin. Cinq groupes de discussion de médecins juniors (n = 33) et deux groupes de médecins seniors (n = 16) ont participé. Les facteurs interrelationnels suivants ont été retenus : la nature de la relation avec le membre de la famille, le degré de confiance dans l’expertise du médecin, les conséquences d’une éventuelle erreur, l’importance de l’impact sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée et le risque de perturber la relation normale médecin-patient. L’exploration scientifique de ces éléments relationnels fait pour l’instant défaut dans la littérature. Il serait utile d’effectuer davantage de recherches à ce sujet dans le contexte belge, dans lesquelles, outre l’enregistrement de données quantitatives, une attention est également accordée à la faisabilité médicale et à l’impact émotionnel du traitement des proches par le médecin (généraliste).

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

Il n’existe pas de guide de pratique belge sur ce sujet sensible, et l’Ordre des médecins de Belgique ne fait pas de déclaration à ce propos. La Société royale néerlandaise pour la promotion de la médecine (Koninklijke Nederlandsche Maatschappij ter bevordering der Geneeskunst, KNMG) recommande de « faire preuve de retenue lors du traitement d’amis ou de parents, sauf en cas d’urgence » (9,10) et argumente cette recommandation en soulignant la possibilité d’un mélange des rôles du médecin, ce qui peut entraîner un manque de distance professionnelle.

 

Conclusion de Minerva

Cette étude observationnelle allemande, qui a été correctement menée, avec un possible biais de sélection, montre que la plupart des médecins généralistes effectuent des actes médicaux pour les membres de leur famille et le plus souvent en dehors de la routine professionnelle habituelle. Il serait utile que davantage de recherches sur ce sujet soient menées dans le contexte belge. Outre l’enregistrement de données quantitatives, il convient ici de prêter attention aux conséquences médicales et à l’impact émotionnel du traitement des proches par le médecin (généraliste).

 

 

Références 

  1. American Medical Association. Code of Medical Ethics: AMA; 2016.
  2. Medical Board of Australia. Codes, Guidelines and Policies; 2014.
  3. Mücke NA, Schmidt A, Kersting C, et al. General practitioners treating their own family members: a cross-sectional survey in Germany. BMC Prim Care 2022;23:23. DOI: 10.1186/s12875-022-01631-z
  4. Rennert M, Hagoel L, Epstein L, Shifroni G. The care of family physicians and their families: a study of health and help-seeking behaviour. Fam Pract 1990;7:96-9. DOI: 10.1093/fampra/7.2.96
  5. Reagan B, Reagan P, Sinclair A. ‘Common sense and a thick hide’. Physicians providing fare te their own family members. Arch Fam Med 1994;3:599-604. DOI: 10.1001/archfami.3.7.599
  6. Nobus B, prom. Dr Kris Van den Broeck. Omgaan met familie als patiënt in de huisartsenpraktijk. ICHO. Masterproef Huisartsgeneeskunde 2017-2019.
  7. Chen FM, Feudtner C, Rhodes LA, Green LA. Role conflicts of physicians and their family members: rules but no rulebook. West J Med 2001:175:236-40. DOI: 10.1136/ewjm.175.4.236
  8. Giroldi E, Freeth R, Hanssen M, et al. Family Physicians managing medical request from family and friends. Ann Fam Med 2018;16:45-51. DOI: 10.1370/afm.2152
  9. Knmg.nl. URL: https://www.knmg.nl/
  10. Hendriks AC. Mag een arts familieleden en vrienden behandelen? Ned Tijdsch Geneeskunde 2017;161:D1610.

 

 




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