Revue d'Evidence-Based Medicine



Utilisation topique de l’acétate de tocophérol comparé à la nitroglycérine pour les fissures anales chroniques



Minerva 2022 Volume 21 Numéro 8 Page 195 - 198

Professions de santé

Médecin généraliste, Pharmacien

Analyse de
Ruiz-Tovar J, Llavero C. Perianal application of glyceryl trinitrate ointment versus tocopherol acetate ointment in the treatment of chronic anal fissure: a randomized clinical trial. Dis Colon Rectum 2022;65:406-12. DOI: 10.1097/DCR.0000000000002120


Question clinique
Quel est l’effet de l’acétate de tocophérol en application topique, comparé au traitement standard consistant en une pommade à la nitroglycérine, sur le soulagement de la douleur et la cicatrisation des fissures anales chroniques ?


Conclusion
Cette étude randomisée contrôlée, menée en ouvert, avec évaluation de l’effet effectuée en aveugle, montre qu’en cas de fissure anale chronique, l’application locale d’acétate de tocophérol, par comparaison avec de la nitroglycérine, entraîne un soulagement de la douleur plus important et un plus grand nombre de guérisons. Le taux d’abandons élevé parmi les patients traités à la nitroglycérine favorise l’acétate de tocophérol dans cette étude menée à relativement petite échelle. Même si l’utilisation anale de l’acétate de tocophérol pose actuellement des problèmes pratiques, les résultats de cette étude ouvrent des possibilités pour d’autres recherches cliniques et galéniques.


Contexte

Chez les personnes souffrant de constipation, le passage de selles dures peut causer des lésions du derme anal responsables d’une hypertonie du sphincter favorisant une fissure anale chronique. Le traitement des fissures anales chroniques se concentre donc sur la réduction de la surpression dans le sphincter, ce qui améliore le flux sanguin et permet la cicatrisation de la plaie. Bien que moins efficace que la sphinctérotomie (1), le traitement conservateur reste le premier choix en raison de l’absence d’effets indésirables graves, tels que l’incontinence fécale (2). En plus des mesures d’hygiène (comme les bains de siège), on prescrit souvent des vasodilatateurs topiques, par exemple la nifédipine, le diltiazem, le trinitrate de glycérine. Ces médicaments réduisent la pression dans le sphincter et favorisent l’apport sanguin localement. Un gain clinique à court terme a été prouvé, mais la probabilité d’une récidive est élevée (1).  En raison de ses propriétés vasodilatatrices, anti-inflammatoires et cicatrisantes (3), l’application topique de vitamine E ou d’acétate de tocophérol apparaît comme une alternative intéressante (4).

 

Résumé

Population étudiée

  • critères d’inclusion : fissure anale chronique (depuis au moins 6 semaines), antérieure ou postérieure, symptomatique, malgré les mesures d’hygiène (bains de siège chauds, alimentation riche en fibres, suppléments de fibres, consommation abondante de liquides, utilisation d’analgésiques en vente libre)
  • critères d’exclusion : fissure anale récidivante, maladie inflammatoire de l’intestin, immunosuppression, VIH, tuberculose, maladie sexuellement transmissible, grossesse ou allaitement, âge < 18 ans, antécédents de céphalées et de cardiopathie, intolérance ou contre-indication aux nitrates, glaucome à angle fermé
  • finalement, inclusion de 160 patients, 56% étant de sexe féminin, âge moyen 49,6 ans (± 8,2 ans) ; tous les patients avaient des douleurs anales, et 70% avaient des saignements rectaux ; 92% avaient une fissure postérieure.

 

Protocole de l’étude

Étude randomisée contrôlée monocentrique avec deux groupes en parallèle :

  • groupe nitroglycérine (n = 80) : le doigt étant recouvert d’un doigtier, appliquer deux fois par jour 2,5 ml de nitroglycérine pommade 0,4% (Rectogesic®) dans le canal anal distal
  • groupe acétate de tocophérol (n = 80) : le doigt étant recouvert d’un doigtier, appliquer deux fois par jour 1 ml d’huile 100% à l’acétate de tocophérol (vitamine E) (Filme Olio®*) dans le canal anal distal
  • les deux traitements ont été maintenus pendant 8 semaines et étaient associés à un régime riche en fibres.

 

Mesure des résultats

  • critère de jugement principal : douleur anale, mesurée sur une échelle visuelle analogique (EVA) (0 à 100 mm), après 8 semaines de traitement
  • critères de jugement secondaires : cicatrisation (absence de douleur anale et de perte de sang par l’anus + épithélialisation de la fissure à l’examen clinique (recouvrement complet de la peau ou de la muqueuse)) après 8 semaines de traitement ; récidive (symptômes et présence de fissure anale à l’examen clinique) à 16 semaines après la fin du traitement ; observance déclarée par le patient
  • analyse en intention de traiter.

 

Résultats

  • critère de jugement principal : après 8 semaines de traitement, la douleur anale avait diminué, passant de 75,9 mm (écart-type (ET) 25,2 mm) à 22,6 mm (ET 4,4 mm) dans le groupe glycérine et passant de 79,3 mm (ET 22,8 mm) à 9,8 mm (ET 1,4 mm) dans le groupe tocophérol ; diminution plus importante de 10,9 mm en moyenne (avec IC à 95% de 4,3 à 18,6 ; p = 0,018) dans le groupe tocophérol
  • critères de jugement secondaires : après 8 semaines de traitement, le nombre de patients guéris était plus important dans le groupe tocophérol que dans le groupe glycérine (86,3% contre 66,3% ; p = 0,003) ; 16 semaines après la fin du traitement, 13,2% des patients du groupe glycérine qui avaient guéri connaissaient alors une récidive contre 2,9% des patients du groupe tocophérol qui avaient guéri (p = 0,031).

 

* Pas disponible en Belgique.

 

Conclusion des auteurs

La douleur anale était significativement plus faible avec l’huile à l’acétate de tocophérol qu’avec la pommade de nitroglycérine après 8 semaines de traitement. L’huile à l’acétate de tocophérol a aussi donné des résultats significativement meilleurs en ce qui concerne la guérison et l’absence de récidive 16 semaines après l’arrêt du traitement.

 

Financement de l’étude

Non mentionné.

 

Conflits d’intérêt des auteurs

Pas de mention de conflits d’intérêt.

 

Discussion

 

Évaluation de la méthodologie

Dans cette étude randomisée contrôlée (RCT), la randomisation a probablement été effectuée correctement car il n’y avait pas de différence statistiquement significative dans les caractéristiques entre les deux groupes d’étude. Il n’est pas précisé si la randomisation a été effectuée avec préservation du secret de l’attribution (concealment of allocation). Les auteurs ont effectué un calcul de puissance. Ils se sont basés sur leur expérience non publiée d’utilisation de pommade à la nitroglycérine chez des patients présentant une fissure anale chronique. Ils ont constaté qu’avec la pommade à la nitroglycérine, la douleur anale pouvait être réduite jusqu’à 20 ± 4 mm en moyenne, et ils s’attendaient donc à ce qu’avec l’huile à l’acétate de tocophérol, la douleur anale diminue jusqu’à 10 mm après 8 semaines de traitement, soit 10 mm de plus qu’avec la pommade à la nitroglycérine. Il fallait 80 patients par groupe d’étude pour pouvoir montrer cette différence avec une puissance de 80%. Le choix des préparations commerciales ne permettait pas de mener l’étude en aveugle pour les participants. L’évaluation de l’effet a été effectuée en aveugle par des infirmières spécialisées en proctologie. Bien que les auteurs considèrent la nifédipine comme le traitement de premier choix, ils ont choisi la nitroglycérine comme comparateur. C’était un choix purement pragmatique du fait que la nifédipine n’est pas commercialisée et qu’elle est délivrée en préparation magistrale. D’un point de vue scientifique, les chercheurs auraient mieux fait d’opter pour une conception à aveugle deux traitements administrés par des voies différentes, un placebo doit être administré à chacun des groupes. Par exemple, lors de la comparaison d’un anticoagulant oral avec un anticoagulant sous-cutané, le groupe traité par la molécule orale active recevra un placebo par voie sous-cutanée et le groupe traité par produit actif sous-cutané recevra un placebo oral.">double placebo. Comme la nitroglycérine est associée à des céphalées, l’insu aurait probablement été difficile. La douleur est considérée comme le critère de jugement principal pour le confort du patient et parce qu’une réduction de la douleur précède la guérison histologique. Cependant, ces critères de jugement n’ont pas été validés. Il semble cependant que 8 semaines de traitement suffisent pour évaluer l’efficacité thérapeutique et qu’une durée de 16 semaines après l’arrêt du traitement soit suffisante pour évaluer une éventuelle récidive. On peut regretter que la pression du sphincter anal n’ait pas été mesurée. Ce critère de jugement objectif aurait pu être important dans cette étude menée en ouvert. Enfin, les chercheurs ont effectué une analyse en intention de traiter, mais comme le taux d’abandons est différent dans les deux groupes (14 dans le groupe glycérine et 0 dans le groupe tocophérol), il est possible que le résultat de cette analyse soit fortement biaisé.

 

Évaluation des résultats de l’étude

Le soulagement de la douleur est plus important, les guérisons sont plus nombreuses, et les rechutes sont moins fréquentes dans le groupe tocophérol que dans le groupe nitroglycérine, et ce de manière statistiquement significative. Pour la guérison (soulagement de la douleur + épithélialisation), nous pouvons calculer un nombre de sujets à traiter (NNT) de 5 après 8 semaines de traitement, mais nous devons tout de suite ajouter que, pour les auteurs, il ne s’agissait que d’un critère de jugement secondaire. Comme mentionné dans la discussion sur la méthodologie, le bénéfice mesuré de l’acétate de tocophérol peut être lié aux 17,5% de patients qui ont arrêté la pommade à la nitroglycérine au cours des deux premières semaines de l’étude en raison de maux de tête. Les auteurs soutiennent qu’une augmentation de la fréquence, de 2x par jour à 3x par jour, aurait pu donner de meilleurs résultats avec la nitroglycérine. Cependant, ils ignorent si cela aurait pu causer encore plus de maux de tête, surtout au début du traitement. La précision avec laquelle le médicament a été appliqué peut être débattue (« environ 1 ml » et « environ 2,5 ml »). La nitroglycérine à usage rectal est disponible en Belgique en tant que médicament. Les instructions pour l’application sont données dans la notice. Contrairement à ce qu’on lit dans la publication, il ne s’agit pas d’environ « 2,5 ml » mais d’environ « 2,5 cm », ce qui se mesure plus facilement. L’application d’acétate de tocophérol est plus complexe car il s’agit d’un liquide huileux. L’application devrait se faire avec une seringue, ce qui est difficile sans aide. Il convient en outre de noter que tous les patients devaient suivre des mesures d’hygiène avant et pendant l’étude. Le non-respect des mesures d’hygiène avant l’étude était un critère d’exclusion. Cela signifie que les patients inclus peuvent être considérés comme motivés pour s’attaquer à une pathologie persistante confirmée. Enfin, il convient de mentionner que tous les patients qui ont quitté l’étude prématurément ou qui ont eu des résultats insuffisants avec le traitement ont été orientés vers la chirurgie. Sans donner plus de détails, la fissure anale chez tous ces patients aurait cicatrisé après sphinctérotomie latérale. Une récente méta-analyse a, une fois de plus, montré la valeur ajoutée de la chirurgie par rapport au traitement médicamenteux (5).

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

Selon le guide de pratique d’Ebpracticenet (6), la guérison spontanée des fissures anales survient chez 60 à 80% des patients. Si les symptômes sont présents durant moins d’un mois, on peut s’attendre à une guérison spontanée. Un gel ou une pommade anesthésique locale avant et après la défécation peut soulager la douleur. Il faut une bonne hygiène aux toilettes. Des bains de siège chauds (40 °C) deux fois par jour pendant 15 à 20 min peuvent réduire les spasmes et la douleur du sphincter. En termes d’intervention médicamenteuse, Ebpracticenet recommande une préparation magistrale d’inhibiteur calcique : diltiazem 0,8 g mélangé à 40 g d’un émollient (émulsion huile dans eau) ou nifédipine 60 mg mélangée à 30 g d’un émollient. Ces préparations sont appliquées par voie topique trois fois par jour pendant 8 semaines. Ces préparations ne provoquent pas de maux de tête, contrairement à la pommade au nitrate.

 

 Conclusion de Minerva

Cette étude randomisée contrôlée, menée en ouvert, avec évaluation de l’effet effectuée en aveugle, montre qu’en cas de fissure anale chronique, l’application locale d’acétate de tocophérol, par comparaison avec de la nitroglycérine, entraîne un soulagement de la douleur plus important et un plus grand nombre de guérisons. Le taux d’abandons élevé parmi les patients traités à la nitroglycérine favorise l’acétate de tocophérol dans cette étude menée à relativement petite échelle. Même si l’utilisation anale de l’acétate de tocophérol pose actuellement des problèmes pratiques, les résultats de cette étude ouvrent des possibilités pour d’autres recherches cliniques et galéniques.

 

 

Références 

  1. Nelson RL, Thomas K, Morgan J, Jones A. Non surgical therapy for anal fissure. Cochrane Database Syst Rev 2012, Issue 2. DOI: 10.1002/14651858.CD003431.pub3
  2. Garg P, Garg M, Menon GR. Long-term continence disturbance after lateral internal sphincterotomy for chronic anal fissure: a systematic review and meta-analysis. Colorectal Dis 2013;15(3):e104-17. DOI: 10.1111/codi.12108
  3. Stanizzi A, Bottoni M, Torresetti M, et al. Topical use of α-tocopherol acetate in delayed wound healing. Int Wound J 2015;12:746-7. DOI: 10.1111/iwj.12265
  4. Ruiz-Tovar J, Llavero C. Perianal application of glyceryl trinitrate ointment versus tocopherol acetate ointment in the treatment of chronic anal fissure: a randomized clinical trial. Dis Colon Rectum 2022;65:406-12. DOI: 10.1097/DCR.0000000000002120
  5. Jin JZ, Bhat S, Park B, et al. A systematic review and network meta-analysis comparing treatments for anal fissure. Surgery 2022;172:41-52. DOI: 10.1016/j.surg.2021.11.030
  6. Fissure anale. Ebpracticenet. Duodecim Medical Publications. Mis à jour par le producteur: 18/03/2017. Screené par Ebpracticenet: 2019.

 




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