Revue d'Evidence-Based Medicine



Faut-il arrêter les antiagrégants plaquettaires avant une opération non cardiaque ?



Minerva 2017 Volume 16 Numéro 10 Page 257 - 260

Professions de santé

Médecin généraliste, Pharmacien

Analyse de
Columbo JA, Lambour AJ, Sundling RA, et al. A meta-analysis of the impact of aspirin, clopidogrel and dual antiplatelet therapy on bleeding complications in noncardiac surgery. Ann Surg 2017. DOI: 10.1097/SLA.0000000000002279


Question clinique
Si le traitement antiagrégant plaquettaire n’est pas arrêté avant une intervention chirurgicale non cardiaque, quelle est la probabilité de saignement, de décès, d’accident vasculaire cérébral ou d’infarctus du myocarde ?


Conclusion
Cette synthèse méthodique et méta-analyse d’études principalement d’observation ne permet pas de conclure sur le risque de saignement ou de thrombose lorsque les antiagrégants sont poursuivis lors d’une opération non cardiaque. Il est nécessaire de poursuivre la recherche sur le risque de saignement spécifique à certaines opérations où il est particulièrement accru ainsi que sur le risque de complications thrombotiques chez les patients présentant un risque cardiovasculaire accru.


Que disent les guides de pratique clinique ?
Il existe actuellement un consensus pour l’arrêt de l’aspirine prise en prévention primaire (indication qui sera de toute façon à questionner) 7 jours avant une intervention et pour sa poursuite lorsque l’indication est importante et/ou quand le risque de saignement au cours de l’intervention est faible (chirurgie dentaire, dermatologique, endoscopie, opération de la cataracte). Étant donné que le risque de saignement est plus élevé avec le clopidogrel et les antiagrégants plus récents, il est conseillé d’arrêter ces traitements 7 jours avant une intervention chirurgicale, sauf « indication majeure » (< 3 mois après la mise en place d’une endoprothèse pour infarctus du myocarde par exemple). Si c’est possible, il vaut toutefois mieux différer l’intervention. Les résultats de cette synthèse méthodique et méta-analyse ne modifient en rien ces recommandations.



Contexte

La question de continuer ou de suspendre un traitement antiagrégant pour une intervention chirurgicale reste controversée en raison du risque de saignement, éventuellement accru s’il n’est pas arrêté et du risque de complications ischémiques, éventuellement accru s’il n’est pas poursuivi. La stratégie à ce sujet repose sur peu de données scientifiques. Certaines données indiquent un risque modérément accru de saignements peropératoires (1) lorsque les antiagrégants plaquettaires sont poursuivis, alors que ce risque n’est pas confirmé dans d’autres études (2), pas même lorsqu’il s’agit d’une association de deux antiagrégants plaquettaires (comme aspirine plus clopidogrel) (3). On ne dispose pas de recommandation belge validée. Les médecins, généralistes comme spécialistes, doivent se contenter de rapports de consensus (4). 

 

Résumé

 

Méthodologie

Synthèse méthodique et méta-analyse

 

Sources consultées

  • MEDLINE, Embase, Cochrane library, Web of Science, ClinicalTrials.gov MEDLINE, (jusque septembre 2016)
  • listes de références des études incluses
  • experts
  • contenu des colloques de l’American Heart Association, de la Society for Vascular Surgery, de l’American College of Surgeons, de l’American Society of Hematology
  • pas de restriction quant à la langue de publication.

 

Études sélectionnées

  • 46 études (8 études randomisées contrôlées RCTs, 13 études prospectives et 25 études observationnelles rétrospectives) examinant le risque de pertes sanguines peropératoires durant une intervention chirurgicale non cardiaque chez des patients qui avaient pris un antiagrégant plaquettaire per os (aspirine de 75 à 500 mg/jour ≤ 48 à 72 heures avant l’intervention, clopidogrel 75 mg/jour ≤ 7 jours ou prasugrel 10 mg/jour ≤ 5 jours avant l’intervention, ticagrélor 2 x 90 mg/jour avant l’intervention) versus des patients qui avaient reçu un placebo ou n’avaient pas pris d’antiagrégant plaquettaire
  • exclusion des études portant sur l’aspirine à dose élevée (> 500 mg), les antiagrégants intraveineux, des médicaments d’étude, la ticlopidine, les antagonistes de la vitamine K, les anticoagulants oraux directs AOD et des études portant uniquement sur des interventions cardiaques, neurochirurgicales, ophtalmologiques, dentaires, dermatologiques, percutanées ou endoscopiques.

 

Population étudiée 

  • > 30000 patients (43 à 1335 patients par étude) âgés d’au moins 18 ans
  • exclusion des études ne comptant que des patients avec une endoprothèse coronaire.

 

Mesure des résultats

  • critère de jugement primaire : le nombre de saignements peropératoires, plus particulièrement : le nombre de transfusions de sang nécessaires et le nombre de nouvelles interventions à cause des saignements (réintervention, angiographie avec embolisation, conversion d’une intervention peu invasive en une opération à ciel ouvert)
  • critères de jugement secondaires : infarctus du myocarde, accident vasculaire cérébral, mortalité totale.

 

Résultats

  • critère de jugement primaire :
    • risque accru de transfusion avec l’aspirine versus contrôle (risque relatif (RR) 1,14 avec IC à 95% de 1,03 à 1,26 ; N = 28 études ; I² = 18%) de même qu’avec l’association de deux antiagrégants plaquettaires versus contrôle (RR 1,33 avec IC à 95% de 1,15 à 1,55 ; N = 3 études ; I² = 0%)
    • pas plus de nouvelles interventions pour saignement avec l’aspirine (N = 27 études ; I² = 0%), le clopidogrel (N = 7 études ; I² = 0%) et avec l’association de deux antiagrégants plaquettaires (N = 5 études ; I² = 0%) qu’avec le témoin
  • critères de jugement secondaires :
    • pas de différence de risque d’infarctus du myocarde, d’accidents vasculaires cérébraux ou des décès toutes causes confondues avec l’aspirine versus contrôle (N = 6 études randomisées contrôlées : I² = 0%).

                           

Conclusion des auteurs

Les auteurs concluent que l’utilisation des antiagrégants plaquettaires durant une opération non cardiaque entraîne un risque de saignement minime, sans différence quant aux complications thrombotiques. Dans de nombreux cas, il est donc prudent de poursuivre le traitement par antiagrégants plaquettaires chez les patients pour qui leur utilisation est clairement indiquée.

 

Financement de létude 

Non mentionné.

 

Conflits dintérêts des auteurs 

Aucun.

 

Discussion

 

Considérations sur la méthodologie

Cette synthèse méthodique avec méta-analyse s’appuie sur une recherche approfondie dans la littérature scientifique, avec également recherche d’études non publiées. La sélection, l’évaluation de la qualité méthodologique et l’extraction des données ont été effectuées par deux investigateurs indépendants. Les forest plots des critères de jugement primaires montrent qu’il s’agit principalement d’études d’observation et surtout d’études de cohorte rétrospectives. Cela n’est pas vraiment surprenant. Les études observationnelles rétrospectives permettent de se faire rapidement une idée des avantages et des inconvénients d’un traitement (5). Pour la méta-analyse, cela ne représente pas un réel problème pour autant que toutes les études incluses soient de bonne qualité (6). Les auteurs se basent sur l’outil Cochrane « Risque de biais » pour les RCTs et sur l’échelle Newcastle-Ottawa Quality Assessment Scale pour les études d’observation, pour conclure que le risque de biais est faible dans la plupart des études. On a tout de même constaté que, dans les études d’observation, le groupe traitement n’était pas toujours comparable au groupe contrôle et que, versus les RCTs, elles avaient inclus un plus grand nombre de patients âgés avec une comorbidité plus importante. Les analyses de sensibilité ont montré que les résultats ne sont pas influencés par la conception d’étude ni par le risque de biais des études. L’hétérogénéité clinique est importante entre les études en termes d’opérations (hanche, prostate, rein, vésicule biliaire, pancréas, hernie inguinale...), ce qui peut,  influencer le risque de recours à la transfusion. Des analyses de sous-groupes par type d’opération auraient permis de clarifier ce point, mais la puissance était sans doute insuffisante pour cela. Il faut d’ailleurs signaler que la plupart des études de cohorte sont de très petite taille. Pour les quelques RCTs incluses, on remarque que « l’arrêt du traitement par aspirine » n’est généralement pas le but primaire de l’étude. En effet, de nombreux patients n’étaient pas sous anticoagulants avant l’intervention. Il est positif de constater que, pour les critères de jugement secondaires, seules des RCTs ont été utilisées afin de diminuer le risque de biais.

 

Interprétation des résultats

Les auteurs concluent que l’utilisation des antiagrégants plaquettaires durant une opération non cardiaque entraîne un risque de saignement minime. Cependant, plusieurs arguments incitent à la prudence.

Il ressort des résultats de cette méta-analyse qu’il existe toutefois un vrai risque accru de saignement lorsque les antiagrégants sont poursuivis lors d’une intervention chirurgicale, mais que ce risque se traduit uniquement en une augmentation de la probabilité d’une transfusion sanguine et pas en une augmentation du nombre de réinterventions ou d’autres complications graves. Ils n’ont pas tenu compte du risque d’hématome ni du risque de la nécessité de placer un drain d’évacuation ou de transfuser des plaquettes. Seuls les résultats pour l’aspirine et l’association de deux antiagrégants plaquettaires sont quelque peu robustes. Pour les autres antithrombotiques, y compris pour les AOD, il manque d’études sérieuses. De petites études suggèrent que pour des opérations spécifiques, il existe un besoin de transfusion important sous aspirine, par exemple en cas de prostatectomie radicale laparoscopique (RR 9,87 avec IC à 95% de 0,49 à 200,64) et de prostatectomie assistée par robot (RR 1,74 avec IC à 95% de 0,10 à 30,32). Les auteurs de la synthèse méthodique partent du postulat qu’au-delà de 72 heures, l’effet antiagrégant de l’aspirine a disparu. Or ils s’appuient sur une récente RCT (1) dans laquelle la durée d’arrêt médiane de l’aspirine était finalement de 7 jours (allant de 4 à 8 jours). Il n’est donc pas exclu qu’une certaine activité thrombolytique était encore présente chez les patients du groupe contrôle, ce qui minimise les conclusions concernant les différences entre les deux bras d’étude quant aux risques de saignement.

En cas d’arrêt de l’aspirine, l’analyse des 6 RCTs ne montre pas de risque accru de complications thrombotiques. Cependant, on observe une tendance à plus de complications dans les études d’observation ayant inclus des patients au score ASA (score mis au point par l’American Society of Anesthesiologists) plus élevé, qui sont plus âgés et avec un profil cardiovasculaire plus élevé. L’absence d’études ne permet pas d’évaluer l’effet qu’aurait l’arrêt du clopidogrel ou de l’association de deux antiagrégants plaquettaires sur le risque d’infarctus du myocarde, d’accident vasculaire cérébral et de décès.

 

Conclusion de Minerva

Cette synthèse méthodique et méta-analyse d’études principalement d’observation ne permet pas de conclure sur le risque de saignement ou de thrombose lorsque les antiagrégants sont poursuivis lors d’une opération non cardiaque. Il est nécessaire de poursuivre la recherche sur le risque de saignement spécifique à certaines opérations où il est particulièrement accru ainsi que sur le risque de complications thrombotiques chez les patients présentant un risque cardiovasculaire accru.

 

Pour la pratique

Il existe actuellement un consensus pour l’arrêt de l’aspirine prise en prévention primaire (indication qui sera de toute façon à questionner) 7 jours avant une intervention et pour sa poursuite lorsque l’indication est importante et/ou quand le risque de saignement au cours de l’intervention est faible (chirurgie dentaire, dermatologique, endoscopie, opération de la cataracte) (4). Étant donné que le risque de saignement est plus élevé avec le clopidogrel et les antiagrégants plus récents, il est conseillé d’arrêter ces traitements 7 jours avant une intervention chirurgicale, sauf « indication majeure » (< 3 mois après la mise en place d’une endoprothèse pour infarctus du myocarde par exemple). Si c’est possible, il vaut toutefois mieux différer l’intervention. Les résultats de cette synthèse méthodique et méta-analyse ne modifient en rien ces recommandations.

 

 

Références 

  1. Devereaux PJ, Mrkobrada M, Sessler DI, et al. Aspirin in patients undergoing noncardiac surgery. N Engl J Med. 2014;370:1494-1503. DOI: 10.1056/NEJMoa1401105
  2. Wolf AM, Pucci MJ, Gabale SD, et al. Safety of perioperative aspirin therapy in pancreatic operations. Surgery 2014;155:39-44. DOI: 10.1016/j.surg.2013.05.031
  3. Stone DH, Goodney PP, Schanzer A, et al.  Clopidogrel is not associated with major bleeding complications during peripheral arterial surgery. J Vasc Surg S011;54:779-84. DOI: 10.1016/j.jvs.2011.03.003
  4. Quand faut-il interrompre un traitement médicamenteux avant une intervention chirurgicale ? Folia Pharmacotherapeutica 2011;6:46-50.
  5. Frieden TR. Evidence for health decision making – beyond randomized, controlled trials. N Eng J Med 2017;377:465-75. DOI: 10.1056/NEJMra1614394
  6. Chevalier P. Evaluation de la qualité des études. MinervaF 2008;7(10):160.

 

 




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