Analyse


Opiacés pour la douleur chronique non liée au cancer : risque accru d’accidents de surdosage avec les dérivés à longue durée d’action


15 02 2016

Professions de santé

Analyse de
Miller M, Barber CW, Leatherman S, et al. Prescription opioid duration of action and the risk of unintentional overdose among patients receiving opioid therapy. JAMA Intern Med 2015;175:608-15.


Conclusion
Pour les patients souffrant de douleurs chroniques non liées à un cancer, si des opiacés sont prescrits – ce qui est à éviter – mieux vaut ne pas recourir à des dérivés à longue durée d’action en raison d’un risque majoré de surdosage non intentionnel avec ou sans décès, particulièrement élevé en début de traitement.


 

Un éditorial de la revue Minerva publié en 2015 (1) ne recommande pas l’utilisation des opiacés comme traitement de longue durée de la douleur chronique non cancéreuse. Cette recommandation est largement basée sur une synthèse méthodique de la littérature qui montre en outre un risque significativement accru de toxicité potentiellement grave notamment en termes de surdosage (overdose) et d’assuétude (2).

Cependant cette pratique est largement en cours dans certains pays comme les Etats-Unis où il y a une surconsommation de stupéfiants. Avec 5% de la population mondiale, les États-Unis consomment 55% de la production de morphine et jusqu'à 80% de tous les opioïdes produits sur le marché légal (3). Ces prescriptions, souvent détournées de leur intention initiale, sont à l’origine d’un nombre important d’addictions et d’effets indésirables (4). L’abus d’opiacés a conduit à un risque accru non seulement d’addiction avec comportements aberrants (5) mais également de mortalité liée à un surdosage (6). Il a été montré par des analyses de base de données étatsuniennes que ce risque de mortalité liée à un surdosage dépendait de la quantité journalière prescrite d’opiacés (7). Pour la Belgique, selon le rapport des Nations Unies (3), la Belgique est un grand producteur de médicaments opiacés (à cause de son industrie pharmaceutique). En termes de consommation, rapportée par dose journalière par million d'habitants, elle fait en consommation moins de la moitié que les Etats-Unis et est quatrième derrière les USA, le Canada et l'Allemagne. Mais il n'y a aucune statistique pour les douleurs non cancéreuses et les prescriptions détournées sont considérées comme marginales. Vers 2010, les autorités étatsuniennes ont pris conscience des excès d’ordonnance de morphiniques et mis en place un système de monitoring des ordonnances avec fermeture des cliniques de la douleur qui ne faisaient que dispenser des ordonnances pour des quantités énormes de morphiniques. Les mesures prises ont entraîné une diminution de la mortalité liée au surdosage aux opiacés mais on a vu s’accroître la mortalité liée à la consommation illicite d’héroïne (6).

Une synthèse méthodique qualitative publiée en 2014 (8) chez le patient non cancéreux souffrant de douleurs chroniques n’a pas mis en évidence d’effets bénéfiques des opiacés à longue durée d’action par rapport à ceux à courte durée, que ce soit en termes d’effet antalgique, d’addiction ou d’effets indésirables. L’impact de la durée d’action des opiacés prescrits n’a cependant pas fait jusqu’à présent l’objet d’une grande étude spécifique.

Une publication de 2015 (9) a posé la question et pour y répondre, les auteurs ont analysé les résultats en combinant une vaste banque de données de l’Administration des Vétérans aux Etats-Unis à des banques de données de santé et de pharmacie. Seuls les patients avec des douleurs chroniques non liées au cancer ont été retenus, soit un total de 840606 cas, tous dans les 90 premiers jours de leur premier traitement par opiacés : 801729 et 18887 traités avec des dérivés respectivement à courte ou longue durée d’action. Un total de 319 cas de surdosage a été documenté pendant la période de l’étude, avec respectivement 37 avec les médicaments à longue durée d’action et 282 avec les opioïdes à courte durée d’action. Les opioïdes à longue durée d’action sont donc associés à un risque accru de surdosage de plus de 2,5 fois (HR de 2,84 avec IC à 95% de 2,01 à 4,02). Après ajustement à l’âge, au sexe et à la dose de morphinique, le risque s’élève à 2,56 (avec IC à 95% de 1,67 à 3,93). Ce risque est 5 fois supérieur chez les patients débutant la prise en charge avec des opioïdes à longue durée d’action versus courte durée d’action (HR ajusté de 5,25 avec IC à 95% de 1,88 à 14,72) pour descendre progressivement aux environs de 2. Enfin, le risque était plus de 2 fois plus élevé en cas de dose initiale élevée (50 mg de morphine ou équivalent versus 1 à 20 mg).

L’étude de Miller est la première à avoir évalué le risque lié à la durée d’action des opiacés, les autres s’étant focalisées sur la quantité journalière de substance prise (10). Elle est donc tout-à-fait originale. Sa méthodologie repose sur l’analyse de grandes banques de données avec plusieurs centaines de milliers de cas, ce qui constitue sa principale force. Mais comme pour toute analyse basée sur la fouille de méga données (data mining), il faut toujours bien garder à l’esprit que la base consultée n’a pas été constituée pour répondre à la question posée (ici, il s’agit de données administratives concernant une population particulière, celle des vétérans). L’étude n’a donc pas la valeur d’une étude de cohorte prospective avec un protocole ad hoc. Par exemple, des biais sont possibles si les patients ont eu des prescriptions hors système de soins des vétérans ou s’ils ont pris des doses excessives intentionnellement. Néanmoins pour mettre en évidence de possibles petits effets, il est difficile de procéder autrement. D’autres études du même type devraient confirmer l’observation.

 

Conclusion

Pour les patients souffrant de douleurs chroniques non liées à un cancer, si des opiacés sont prescrits – ce qui est à éviter – mieux vaut ne pas recourir à des dérivés à longue durée d’action en raison d’un risque majoré de surdosage non intentionnel avec ou sans décès, particulièrement élevé en début de traitement.

 

 

 

Références

  1. De Corte P. Douleur chronique : prescrire des opiacés ? [Editorial] MinervaF 2015;14(4):39.
  2. Chou R, Turner JA, Devine EB, et al. The effectiveness and risks of long-term opioid therapy for chronic pain: a systematic review for a National Institutes of Health Pathways to Prevention Workshop. Ann Intern Med 2015;162:276-86.
  3. Organe international de contrôle des stupéfiants. Stupéfiants 2014. Évaluations des besoins du monde pour 2015.Statistiques pour 2013. Vienne, Autriche: Nations Unies, 2015.
  4. Nelson LS, Juurlink DN, Perrone J. Addressing the opioid epidemic. JAMA 2015;314:1453-4.
  5. Fishbain DA, Cole B, Lewis J, et al. What percentage of chronic nonmalignant pain patients exposed to chronic opioid analgesic therapy develop abuse/addiction and/or aberrant drug-related behaviors? A structured evidence-based review. Pain Med 2008;9:444-59.
  6. Dart RC, Surratt HL, Cicero TJ, et al. Trends in opioid analgesic abuse and mortality in the United States. N Engl J Med 2015;372:241-8.
  7. Bohnert AS, Valenstein M, Bair MJ, et al. Association between opioid prescribing patterns and opioid overdose-related deaths. JAMA 2011;305:1315-21.
  8. Pedersen L, Borchgrevink PC, Riphagen II, Fredheim OM. Long- or short-acting opioids for chronic non-malignant pain? A qualitative systematic review. Acta Anaesthesiol Scand 2014;58:390-401.
  9. Miller M, Barber CW, Leatherman S, et al. Prescription opioid duration of action and the risk of unintentional overdose among patients receiving opioid therapy. JAMA Intern Med 2015;175:608-15.
  10. Cheatle MD. Prescription opioid misuse, abuse, morbidity, and mortality: balancing effective pain management and safety. Pain Med 2015;16Suppl 1:S3-8.

Auteurs

Peeters-Asdourian C.
Beth Israel Deaconess Medical Center, Harvard Medical School, Boston (USA)
COI :

Sculier J.P.
Institut Jules Bordet; Laboratoire de Médecine Factuelle, Faculté de Médecine, ULB
COI :

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