Analyse


Les antidépresseurs sont-ils utiles en cas de dorsalgie, de gonarthrose et de coxarthrose ?


27 07 2021

Professions de santé

Kinésithérapeute, Médecin généraliste, Pharmacien
Analyse de
Ferreira GE, McLachlan AJ, Lin CW, et al. Efficacy and safety of antidepressants for the treatment of back pain and osteoarthritis: systematic review and meta-analysis. BMJ 2021;372:m4825. DOI: 10.1136/bmj.m4825


Conclusion
Cette vaste synthèse méthodique et méta-analyse, de bonne qualité méthodologique, montre que les IRSN en cas de dorsalgie ou de gonarthrose soulagent la douleur et améliorent les capacités fonctionnelles, mais le niveau de preuve est modéré à faible. Un effet cliniquement pertinent n’est pas exclu uniquement pour le soulagement de la douleur dans la gonarthrose. Un effet bénéfique cliniquement pertinent sur la douleur sciatique peut être démontré pour les IRSN et les ATC, mais, ici aussi, le niveau de preuve est faible à très faible. L’effet incertain des IRSN et des ATC sur la douleur et les capacités fonctionnelles doit certainement être mis en balance avec l’acceptabilité, la tolérance et la sécurité d’emploi de ces molécules.



La prévalence de la lombalgie s’élève à 7,3% (1) ; en ce qui concerne la gonarthrose et la coxarthrose, la prévalence est respectivement de 3,8% et de 0,85% (2). Vu leur prévalence élevée, ces pathologies ont un coût économique impressionnant. La plupart des interventions pour douleurs au dos, à la hanche ou au genou n’ont pas ou que peu d’effets. Les données probantes étayant un traitement rationnel sont très limitées. C’est ce qui ressort de l’examen des quatorze contributions sur la lombalgie et des plus de trente contributions sur la coxarthrose et la gonarthrose rassemblées par Minerva au fil des ans. C’est ainsi que, pour traiter la lombalgie (avec ou sans irradiation), la gonarthrose et la coxarthrose, des antidépresseurs sont parfois prescrits. Pourtant, une méta-analyse discutée dans Minerva n’a montré aucun bénéfice du traitement antidépresseur chez les adultes souffrant (principalement) de lombalgie chronique non spécifique (sans cause établie). Nous avons également souligné que les effets indésirables potentiels des antidépresseurs n’avaient pas été suffisamment étudiés (3,4). Néanmoins, de nombreuses recommandations soutiennent l’utilisation d’antidépresseurs dans ces pathologies (5,6).

 

Cette question fait l’objet d’une nouvelle tentative de clarification dans une récente synthèse méthodique et méta-analyse portant sur l’efficacité et la sécurité d’emploi des antidépresseurs dans le traitement de la lombalgie, de la gonarthrose et de la coxarthrose (7). Deux auteurs ont effectué une recherche jusqu’au 12 mai 2020 dans plusieurs bases de données (Medline, Embase, le registre central Cochrane des essais contrôlés (Cochrane Central Register of Controlled Trials), CINAHL, International Pharmaceutical Abstracts, ClinicalTrials.gov, la plate-forme internationale d’enregistrement des essais cliniques (International Clinical Trials Registry Plateform, ICTRP) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)) pour trouver des études randomisées contrôlées versus placebo portant sur l’effet sur la douleur et/ou les capacités fonctionnelles et/ou la sécurité d’emploi des antidépresseurs chez des patients souffrant de maux de dos (cervicalgie ou lombalgie avec ou sans irradiation radiculaire) et/ou de gonarthrose ou de coxarthrose. La durée des symptômes n’a pas été prise en compte pour l’inclusion. Les études publiées dans des revues à comité de lecture et les études non publiées ont été incluses, et il n’y avait pas de restriction quant à la langue ou la date de publication. Les études impliquant exclusivement des patients souffrant de maladie rachidienne sévère (telle que fracture ou cancer) ou de maladie rhumatismale ainsi que les études examinant l’effet sur la douleur postopératoire ont été exclues. Deux auteurs ont évalué le risque de biais des études incluses et la valeur probante des résultats obtenus, à l’aide de l’outil de la Collaboration Cochrane « Risque de biais » et de l’outil GRADE (8,9). 26 des 33 études incluses présentaient un risque élevé de biais pour au moins un domaine de l’outil Risque de biais. Les scores de douleur et de capacités fonctionnelles des différentes études ont été convertis sur une échelle de 0 (pas de fardeau) à 100 (fardeau insupportable). Une différence de 10 points entre le groupe traitement et le groupe placebo était considérée comme le seuil pour le plus petit effet cliniquement pertinent sur la douleur et les capacités fonctionnelles (10).

Au total ont été incluses 33 études randomisées contrôlées, dont 28 avec groupes parallèles et 5 de conception transversale, totalisant 5318 patients souffrant de douleurs chroniques qui ont été traités pendant une durée médiane de 8 semaines avec des antidépresseurs (inhibiteur de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSN, ou SNRI pour serotonin/noradrenaline reuptake inhibitor) (N = 15), antidépresseurs tricycliques (ATC) (N = 14), inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS, ou SSRI pour selective serotonin reuptake inhibitor)¹ (N = 3), inhibiteurs de la recapture de la dopamine et de la noradrénaline (IRDN, ou NDRI pour norepinephrine-dopamine reuptake inhibitor² (N = 1), antagonistes de récepteur à la sérotonine et inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (AIRS, ou SARI pour serotonin antagonists/reuptake inhibitors³ (N = 1), antidépresseurs tétracycliques4 (N = 1)).

 

Les IRSN (parmi lesquels la duloxétine est de loin celle qui a été le plus étudiée) sont plus efficaces qu’un placebo, et ce de manière significative, pour soulager les dorsalgies et les douleurs provoquées par une gonarthrose après 3 à 13 semaines. Le seuil pour la pertinence clinique n’est toutefois pas atteint. Pour la gonarthrose néanmoins, une diminution de la douleur de 10 points sur une échelle à 100 points se situe bien dans l’intervalle de confiance à 95%, et l’on ne peut donc exclure un effet cliniquement pertinent. De plus, le niveau de preuve est modéré pour les maux de dos, et il est faible pour les douleurs arthrosiques, car au moins 25% des participants inclus provenaient d’études présentant un risque élevé de biais, et il y avait également une forte hétérogénéité (I2 > 50%) ou une incohérence pour l’effet sur les douleurs arthrosiques (voir tableau). Avec les IRSN, on observe une réduction cliniquement pertinente de la douleur sciatique après 2 semaines de traitement, mais les données probantes sont très faibles car elles proviennent d’une seule étude, de petite taille et présentant un risque élevé de biais. Après 3 à 13 semaines, l’effet n’est plus statistiquement significatif (N = 3 ; n = 96 ; GRADE très faible). Il n’y a pas d’effet cliniquement pertinent des IRSN sur les capacités fonctionnelles dans les lombalgies (GRADE modéré) et dans les douleurs arthrosiques (GRADE faible) (voir tableau).

Pour le soulagement des dorsalgies, les ATC ne diffèrent pas du placebo de manière statistiquement significative ni à 3 semaines ni à 13 semaines (N = 7 ; n = 591 ; GRADE très faible), ni à 3 mois ni à 12 mois (N = 1 ; n = 118 ; GRADE faible). Les ATC ont un effet à la fois statistiquement significatif et cliniquement pertinent sur la douleur sciatique après 3 à 13 semaines et après 13 à 52 semaines, mais le niveau de preuve est respectivement très faible et faible parce que les études sont de petite taille, présentent un risque élevé de biais et (pour la mesure de l’effet après 3 à 13 semaines) manquent de cohérence et de précision (voir tableau). Par ailleurs, avec les ATC, nous constatons néanmoins une amélioration cliniquement pertinente des capacités fonctionnelles après 3 à 12 mois dans la douleur sciatique (GRADE très faible) (voir tableau).

Les ISRS, les IRDN, les AIRS et les antidépresseurs tétracycliques n’ont aucun effet sur la douleur et les capacités fonctionnelles après 3 à 13 semaines chez les patients souffrant de dorsalgie, mais les niveaux de preuve sont faibles.

Aucune étude n’a examiné l’effet des antidépresseurs au-delà de 12 mois. Ce n’est qu’avec les IRSN que l’on observe une augmentation statistiquement significative des effets indésirables (RR de 1,23 avec IC à 95% de 1,16 à 2,07) et des abandons pour cause d’effets indésirables (RR de 2,16 avec IC à 95% de 1,71 à 2,73) par comparaison avec un placebo. Toutefois, le nombre limité d’études ne permet pas de se prononcer sur la survenue d’effets indésirables avec d’autres antidépresseurs. Une analyse de sensibilité a montré que les patients chez qui un diagnostic de dépression avait été posé et qui souffraient de maux de dos ne bénéficiaient pas davantage des antidépresseurs.

 

Tableau. Résultats statistiquement significatifs des IRSN et des ATC, par comparaison avec un placebo, pour la dorsalgie et les douleurs provoquées par la gonarthrose et pour les capacités fonctionnelles après au moins 3 semaines de traitement et, pour la douleur sciatique, à partir de 2 semaines de traitement.

 

 

Critère de jugement

Suivi

Réduction

(IC à 95%)

N

n

Cliniquement pertinent ?

GRADE

 

 

 

 

 

* IRSN versus placebo

dorsalgie

3-13 sem.

−5,3

(−7,21 à −3,30)

4

1415

non

modéré

douleurs de gonarthrose

3-13 sem.

−9,72

(−22,7 à −6,69)

8

1941

non

faible

douleur sciatique

≤ 2 sem.

−18,6

(−31,8 à −5,33)

1

50

oui

très faible

capacités fonctionnelles réduites sur dorsalgie

3-13 sem.

−3,55

(−5,22 à −1,88)

4

1433

non

modéré

capacités fonctionnelles réduites sur gonarthrose

3-13 sem.

−6,07

(−8,13 à −4,02)

7

1810

non

faible

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

** ATC versus placebo

douleur sciatique

3-13 sem.

−15,95

(−31,5 à −0,39)

2

114

oui

très faible

douleur sciatique

13-52 sem.

−27,0

(−36,11 à −17,89)

1

60

oui

faible

capacités fonctionnelles réduites sur sciatique

3-12 mois

−20,0

(−27,74 à −12,26)

1

60

oui

très faible

* (principalement) duloxétine et milnacipran ; ** amitriptyline, nortriptyline, imipramine, désipramine, doxépine

 

Une synthèse méthodique et méta-analyse encore plus récente portant sur l’effet des antidépresseurs sur la lombalgie a suivi une méthodologie semblable et traité les résultats de manière similaire (11). Une diminution de la douleur de -4,33 (IC à 95% de -6,87 à -2,5) sur une échelle de 0 à 100 (N = 16 études) a été observée. Un rapport de cotes de 1,27 a été calculé (IC à 95% de 1,03 à 1,56) pour l’abandon toutes causes confondues (N = 6 études). Une analyse post-hoc avec duloxétine versus placebo a montré une réduction de la douleur de -5,87 (IC à 95% de -7,88 à -3,26) et un rapport de cotes pour l’abandon de 2,35 (IC à 95% de 1,7 à 3,77). Cette étude conclut également que l’effet des antidépresseurs sur la dorsalgie peut néanmoins être statistiquement significatif, mais que le seuil de pertinence clinique n’est toutefois pas atteint.

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

Les antidépresseurs et les antiépileptiques ne sont pas recommandés dans le traitement de la lombalgie (avec ou sans douleur radiculaire) en l’absence de composante neuropathique (forte recommandation avec un niveau de preuve modéré à très faible) (12,13). Une douleur brûlante ou une douleur lancinante, une allodynie (douleur provoquée par un stimulus qui ne devrait normalement pas causer de douleur), une hyperalgie (réponse exagérée à un stimulus douloureux), une douleur imprévisible et des anomalies sensorielles peuvent indiquer une neuropathie (14). Les antidépresseurs tricycliques et les inhibiteurs non sélectifs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline peuvent favoriser le soulagement de la douleur chronique avec sensibilisation centrale (c’est-à-dire avec une augmentation de l’activité du système nerveux central) (recommandation faible avec un niveau de preuve modéré à très faible) (12). L’utilisation d’antidépresseurs dans la douleur arthrosique ne fait pas partie des recommandations actuelles (15).

 

Conclusion

Cette vaste synthèse méthodique et méta-analyse, de bonne qualité méthodologique, montre que les IRSN en cas de dorsalgie ou de gonarthrose soulagent la douleur et améliorent les capacités fonctionnelles, mais le niveau de preuve est modéré à faible. Un effet cliniquement pertinent n’est pas exclu uniquement pour le soulagement de la douleur dans la gonarthrose. Un effet bénéfique cliniquement pertinent sur la douleur sciatique peut être démontré pour les IRSN et les ATC, mais, ici aussi, le niveau de preuve est faible à très faible. L’effet incertain des IRSN et des ATC sur la douleur et les capacités fonctionnelles doit certainement être mis en balance avec l’acceptabilité, la tolérance et la sécurité d’emploi de ces molécules.

 

¹ paroxétine et fluoxétine ; ² bupropion ; ³ trazodone ; 4 maprotiline

 

Références 

  1. Hartvigsen J, Hancock MJ, Kongsted A, et al, Lancet Low Back Pain Series Working Group. What low back pain is and why we need to pay attention. Lancet 2018;391:2356-67. DOI: 10.1016/S0140-6736(18)30480-X
  2. Cross M, Smith E, Hoy D, et al. The global burden of hip and knee osteoarthritis: estimates from the global burden of disease 2010 study. Ann Rheum Dis 2014;73:1323-30. DOI: 10.1136/annrheumdis-2013-204763
  3. Chevalier P. Des antidépresseurs pour soulager les patients avec lombalgies non spécifiques ? Minerva 2008;7(7):100-1.
  4. Urquhart DM, Hoving JL, Assendelft WW, et al. Antidepressants for non-specific low back pain. Cochrane Database Syst Rev 2008, Issue 1. DOI: 10.1002/14651858.CD001703.pub3
  5. Kolasinski SL, Neogi T, Hochberg MC, et al. 2019 American College of Rheumatology/Arthritis Foundation guideline for the management of osteoarthritis of the hand, hip, and knee. Arthritis Rheumatol 2020;72:220-33. DOI: 10.1002/art.41142
  6. Qaseem A, Wilt TJ, McLean RM, Forciea MA; Clinical Guidelines Committee of the American College of Physicians. Noninvasive treatments for acute, subacute, and chronic low back pain: a clinical practice guideline from the American College of Physicians. Ann Intern Med 2017;166:514-30. DOI: 10.7326/M16-2367
  7. Ferreira GE, McLachlan AJ, Lin CW, et al. Efficacy and safety of antidepressants for the treatment of back pain and osteoarthritis: systematic review and meta-analysis. BMJ 2021;372:m4825. DOI: 10.1136/bmj.m4825
  8. Higgins JP, Altman DG, Gøtzsche PC, et al, Cochrane Bias Methods Group, Cochrane Statistical Methods Group. The Cochrane Collaboration’s tool for assessing risk of bias in randomised trials. BMJ 2011;343:d5928. DOI: 10.1136/bmj.d5928
  9. Guyatt GH, Oxman AD, Vist GE, et al, GRADE Working Group. GRADE: an emerging consensus on rating quality of evidence and strength of recommendations. BMJ 2008;336:924-6. DOI: 10.1136/bmj.39489.470347.AD
  10. Ferreira ML, Herbert RD, Ferreira PH, et al. The smallest worthwhile effect of nonsteroidal anti-inflammatory drugs and physiotherapy for chronic low back pain: a benefit-harm trade-off study. J Clin Epidemiol 2013;66:1397-404. DOI: 10.1016/j.jclinepi.2013.02.018
  11. Ferraro MC, Bagg MK, Wewege MA, et al. Efficacy, acceptability, and safety of antidepressants for low back pain: a systematic review and meta-analysis. Syst Rev 2021;10:62. DOI: 10.1186/s13643-021-01599-4
  12. Guide de pratique clinique pour les douleurs lombaires et radiculaires. KCE 19/05/2017.
  13. National Institute for Health and Care Excellence. Low back pain and sciatica in over 16s: assessment and management. NICE guideline NG59. Published 2016. Last updated 2020.
  14. Prise en charge de la douleur chronique en première ligne de soins. Groupe de Travail Développement de Recommandations de première ligne, 5/09/2017.
  15. Arthrose. Duodecim Medical Publications 1/01/2000. Dernière mise à jour: 29/05/2017. Dernière révision contextuelle: 2/04/2018.

 


Auteurs

Lemiengre M.
Huisartsenpraktijk De Wijngaard Roeselare; Vakgroep Huisartsgeneeskunde en Eerstelijnsgezondheidszorg, UGent
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